Qu’est-ce qu’un quartier ?

La vallée de l’Huveaune à Marseille
Les études urbaines, quand elles ne concernent pas une unité foncière clairement déterminée, s’intéressent à des entités territoriales en quête d’improbables identités. En général, le « périmètre d’étude » intègre quelques villas, un centre commercial, quelques barres, un parc ou une jachère, une voie rapide et ses délaissés, un fatras de bricoles éparses dont on n’imagine pas ce qu’elles peuvent être ensemble.
Et quand l’objet d’étude est morphologiquement déterminé – un lotissement, une barre de logement, une jachère – la question posée est très souvent de lier, de désenclaver, de dissoudre ce qui fait système dans l’amas incertain de ses alentours. Ce qui ramène au problème précédent.
D’une façon ou d’une autre, l’étude concerne toujours le statut existentiel de l’objet urbain :
– ou bien il n’y a pas d’objet a priori, et l’étude vise à le constituer, de bric et de broc ;
– ou bien il y a un objet cohérent, et l’étude vise à en faire la brique d’une broque improbable.
Les agglomérations contemporaines nécessitent un effort constant d’identification de leurs limites et de leurs éventuels découpages. On sait la difficulté qu’eut l’Insee à définir une « aire urbaine », par itération, à partir d’un pôle urbain1. Á plus forte raison, il est problématique d’identifier les sous-catégories d’une aire urbaine, qu’on les désigne comme « secteurs », comme « zones », comme « pôles », ou plus simplement encore, comme « quartiers ». Le quartier d’une ville ancienne pouvait, à l’occasion, ne poser aucun problème d’identification. Ainsi, à Marseille, le quartier Belsunce est très clairement limité par la Canebière, les boulevards Dugommier et d’Athènes, l’avenue Charles Nedelec, la rue d’Aix et le Cours Belsunce. C’est une extension de la ville classique, historiquement, morphologiquement et architecturalement déterminée. Et quand même le quartier ne serait pas aussi socialement déterminé que d’aucuns veulent le croire, il ne pose aucun problème d’identification : tout un chacun s’y reconnait, dedans ou dehors. En revanche, même dans la ville ancienne, un quartier définit par un pôle, plutôt que par des limites, pose déjà quelques problèmes de reconnaissance : est-on de Castellane, à Castellane, ou proche de Castellane ? La question se complique d’avantage encore dans l’agglomération contemporaine, qui bouleverse les entités géographiques, qui éventre les entités architecturales, qui entremêle les domanialités et les infrastructures. D’une part, il y a des blocs compacts, généralement enclavés, radicalement déliés de la ville : lotissements ; grands ensembles ; zones commerciales ; pôles d’activités ; etc. D’autre part, au-delà de ces structures élémentaires, l’identification d’un quartier, quel qu’il soit, devient difficile, tant pour les résidents que pour les visiteurs. Á Marseille, être (ou n’être pas) de Saint Marcel ou de La Barasse, être (ou n’être pas) à la Valentine ou à la Capelette, avant que d’apparaitre comme des crises identitaires, se présentent à tous comme de véritables problèmes épistémologiques : « Saint Marcel, je sais où c’est, mais là, est-ce-que j’y suis déjà ? » Face au démembrement des réalités physiques, constatés par les architectes, il ne reste plus aux sociologues qu’à constater l’émiettement des réalités culturelles, pour que le territoire n’apparaisse plus, en fin de compte, que comme une agglomération de monades urbaines. Mais s’il est devenu très hasardeux, et pour tout dire imbécile, de risquer le moindre regroupement territorial, la tradition continue à identifier des « quartiers », qui excèdent le voisinage immédiat d’une monade. Ces quartiers sont, dans une mesure croissante, partiellement déliés de la géographie urbaine. Hollywood fut, au vingtième siècle, le cas limite de ces identités déliées du territoire.
« L’image cinématographique d’HOLLYWOOD ! et la vraie commune d’Hollywood ne coïncident plus que très lâchement depuis les soixante-quinze dernières années. Et en effet, "Hollywood" est à tout point de vue un concept difficile à cerner, à la fois évasif et élastique. Tout d’abord, le lieu précis où se trouve Hollywood est un motif de désaccord officiel total. Chaque ville de Los Angeles et chaque agence du comté est dotée d’une unité de service dénommée "Hollywood", pourtant aucune d’entre elles ne partage les mêmes limites et une seule se réfère au tracé de l’éphémère Ville d’Hollywood (1903-1910). En d’autres termes, la police interpelle des suspects dans un Hollywood pendant que le service de la propreté collecte les ordures dans un autre. Il n’y a que la redondance de ces Hollywood officiels et concurrents qui n’est l’objet d’aucune controverse. »2

DoganfamilyIn%20Holywood.jpg in http://www.doganart.com/ata/page_01.htm
L’incontestable existence d’Hollywood, comme fédération de monades, comme spectacle intégré, et finalement comme objet culturel, peut être pratiquement déliée de la moindre réalité territoriale. On continue réellement d’aller à Hollywood, sans être jamais certain d’y être sur le moment, mais au retour, avec la tranquille assurance d’y avoir été. Une part significative des quartiers contemporains est construite sur ce modèle.

Henno & Bertheleme, Studio Trafic, E.N.S.A.Marseille, 2003
La réalité effective de ces quartiers fictifs peut paraitre paradoxale, et très éloignée de considérations pratiques. Mais elle peut être éclairée par le travail que Renan eut à faire, en de toutes autres circonstances, pour répondre à une question simple : qu’est-ce qu’une Nation ? Il le fait à un moment, la fin du dix-neuvième siècle, où toutes réponses de bon sens devaient être écartées en toute rigueur :
– une nation n’est pas une dynastie, parce qu’il est avéré, en France, qu’elle peut se débarrasser de ses rois ;
– une nation n’est pas un état, parce qu’il est avéré, en Italie, qu’elle peut vouloir exister avant même que d’avoir un état ;
– une nation n’est pas une race, une langue, une religion, parce qu’il est avéré, en Alsace, qu’on peut être français en ayant tous les traits sociaux et culturels d’un allemand ;
– une nation n’est pas une entité géographique déterminée, parce que les grands pays européens du moment se sont tous projetés très au-delà de leurs « frontières naturelles » ;
– une nation n’est pas de strict intérêt, parce que les sentiments nationaux du moment paraissent excéder très largement les besoins que d’honorables traités commerciaux pourraient satisfaire à moindre frais.
Au terme de ces exclusions3, Renan ne veut plus, et ne peut plus, en toute logique, définir la nation autrement que par la volonté de ceux qui la font : une nation, c’est, en substance, « avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore ». Au vu des grandes choses qu’ont effectivement faites les nations, et au vu des cataclysmes que les nationalismes ont effectivement provoqués, il serait cavalier d’écarter la pensée de Renan d’un revers de main, au motif qu’il s’agirait d’une fiction, très éloignée des considérations pratiques. Des effets pratiques, il en eut, pour le meilleur et pour le pire.
Pour le meilleur et pour le pire, la ville contemporaine voit naître, ou peut faire naître, des « quartiers » qui ne coïncident pas toujours, ou pas strictement, avec les entités géographiques, sociales ou culturelles dont ils sont issus, qui ne sont ni des entités géographiques, ni des entités sociales, ni des entités culturelles établies, mais des expressions de pure volonté. Le « coté obscur » de cette force est désormais bien connu. Il s’incarne dans l’émeute, dont tout montre qu’elle n’est pas un effet direct des monades urbaines, mais de la volonté explicite d’en outrepasser les frontières géographiques, sociales et culturelles. Si le repli des monades sur elles mêmes, si l’enfermement des entités urbaines, si la reconstitution de « villages » spectaculaires et marchands, ne sont pas considérés comme des réponses adéquates aux débordements incontrôlés des « quartiers », il parait nécessaire de concevoir les quartiers contemporains comme des fédérations partiellement déliées de leurs territoires, libérées d’une glaise qui, aujourd’hui, apparait toujours comme de la boue.
Il importe peu qu’un « périmètre d’étude » existe ou n’existe dans le réseau des identités culturelles traditionnelles. Ce périmètre va exister, existe déjà, comme ensemble d’opportunités foncières, comme ensemble de problèmes urbain, et en conséquence, comme unité d’intervention des pouvoirs publics pour exploiter ces opportunités et pour résoudre ces problèmes. Le périmètre va également exister come réseau de revendications, en réaction aux problèmes posés, peut-être, et plus vraisemblablement encore, en réaction aux moyens apportés pour les résoudre. Il est vital que ces revendications puissent se reconnaitre dans un projet, fut-il celui contre lequel elles seront avancées.
Pascal Urbain, Mars 2007
Annexe : Comprendre Evreux

Ghetto de Varsovie, 11/1940
à gauche, le « grand ghetto », à droite, le « petit ghetto »
Le « périmètre d’étude » dans sa version la plus tragique

Ghetto de Varsovie, 09/1941

Ghetto de Varsovie, 04/1943

Varsovie, avant 1940
Dans la ville traditionnelle, le ghetto est morphologiquement indiscernable.
Un ou plusieurs quartiers sont culturellement reconnus.
Mais il n’y a pas d’objet identifié préalable à l’enfermement du « périmètre »

Cité de la Madeleine à Evreux, 11/2005. « En application de l’état d’urgence décrété par le gouvernement, le préfet de l’Eure vient de décider du 9 au 21 novembre, de 22h à 5 heures, l’application du couvre feu, pour tous, sur le quartier de la Madeleine. La circulation des personnes et des véhicules est donc interdite (sauf obligations professionnelles, urgences familiales ou médicales) dans le périmètre délimité par le Bd du 14 juillet, la route de St-André, le rue de la Forêt et la rue Jean Moulin. » Site Evreux au service des Ebroïciens 09/11/2005. 8 points d’accès (en bleu, ci-dessus) suffisent à contrôler le périmètre. Il fallait fermer une cinquantaine de rues à Varsovie.

Cité de la Madeleine à Evreux, avant et après novembre 2005
Le « périmètre » est visiblement constitué. C’est une monade.

Varsovie, La passerelle entre le petit ghetto et le grand ghetto
Application cynique de la théorie des « flux séparés »
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1-Une aire urbaine est « un ensemble de communes, d’un seul tenant et sans enclave, constitué par un pôle urbain, et par des communes rurales ou unités urbaines (couronne périurbaine) dont au moins 40 % de la population résidente ayant un emploi travaille dans le pôle ou dans des communes attirées par celui-ci. ».
2-Mike Davis, Beyond Blade Runner, in Ecology of Fear, Metropolitan Books, New York, 1998, Trad. Arnaud Pouillot, Au-delà de Blade Runner, Los Angeles et l’imagination du désastre, Allia, Paris, 2006, 156 pages, Chapitre 6.
3-Les exemples réellement évoqués par Renan à l’appui de sa thèse ne coïncident pas strictement avec ceux que nous avons choisis, avec pour parti pris d’évoquer les évènements historiques qu’il eut à connaître
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